Dumb or numb... [Gabe-chou]

[Musique d'ambiance : The Rolling Stones - Sympathy For The Devil]


Lundi soir.
Les exams à l'horizon, et une meute d'étudiants complètement flippés rien que d'y penser. Nan mais quelle bande de crétins : c'était pas comme si leur vie en dépendait non plus. Bon, ok, fallait quand même pas négliger ce genre de choses. Surtout quand, comme Christina, on avait décidé de pas faire de vagues et de s'intégrer un maximum pour se faire emmerder au minimum.
Mais une invitation ça ne se refusait pas. Surtout pas quand il s'agissait de relations de travail. Parce qu'il fallait pas croire, elle pouvait être sérieuse dans son taffe la Chris. Ouais... Bon, effectivement son boulot était fini puisque le patron ne voulait pas d'étudiants parmi ses employés. Donc ceux qui l'avaient invitée étaient maintenant plutôt ses ex-collègues et ex-colocataires. Mais la petite fête s'annonçait bien sympa, et elle en savait quelque chose puisqu'elle avait participé à ce genre de sauterie tout l'été durant - elle en avait même parfois été l'organisatrice. Bah quoi ? Au moins pendant qu'elle était plus ou moins défoncée, en train d'écouter de la bonne musique en compagnie de ses potes, elle pensait pas à autre chose. C'était l'avantage.

Et ce soir elle avait eu dans l'idée d'inviter toute la petite bande de tarés de Labrador-man, pensant - très certainement à juste titre - qu'ils s'intégreraient parfaitement au décor. Oui mais ils n'étaient pas là. Disparus, pouf, comme ça leur arrivait de temps à autre. Chacun avait soit une bonne raison de pas venir, soit était carrément introuvable. L'adolescente avait donc décidé de se rabattre sur Noah, ce type plutôt sympa qui partageait la chambre d'Ahmon. Chambre dans laquelle elle avait eu l'occasion de faire une incursion en compagnie de Rusty. Et ils étaient tombés sur des trucs...comment dire...intéressants. M'enfin là n'était pas le sujet.

Lorsqu'elle avait frappé à la porte c'était un Gabriel pas très brillant qui lui avait ouvert. Il l'avait saluée d'une voix morne, et avait expliqué - toujours de cette même voix peu amène - que Sieur Son Colocataire était sorti. Elle avait levé les yeux au ciel, râlant intérieurement. Pas que ça la gênait de se pointer là-bas toute seule, mais comme disait le dicton : "Plus on est de fous, plus on rit !"
C'était d'ailleurs peut-être sur cet élan qu'elle avait proposé à Gabe de venir. Et puis un peu par politesse. Un peu aussi parce qu'il semblait porter le monde sur ses épaules. Pas étonnant vu qu'il semblait tremper dans des trucs louches...et qu'en plus il y avait un truc avec Miller. Quel "truc" ? Aucune idée. Mais elle était pas tombée de la dernière pluie, et puis l'intuition féminine peut-être... Non, surtout qu'elle en savait un peu plus que d'autres sur leur cher professeur, et que ce dernier portait un peu trop d'attention au photographe.

Bref, elle avait furtivement pensé qu'il voudrait peut-être se changer les idées. En revanche, jamais elle n'aurait parié qu'il accepte son invitation. Et lorsqu'il avait sorti un "pourquoi pas" un peu déstabilisant elle avait été incapable de dire quoi que ce soit, trop surprise sur le moment.
Maintenant qu'ils entraient dans l'appart' glauque niché au fond d'une rue sans issue, après avoir fait le mur en bonne et due forme, son cerveau semblait enfin accepter l'évidence : Gabriel Ahmon, le seul, l'unique, l'avait accompagnée à une petite fiesta totalement illégale. Si c'était pas incroyable ça ?! Ca l'était tellement que la jeune fille se mit à en rire alors qu'ils traversaient le vestibule déjà envahi par la fumée, la musique, et une troupe hétéroclite de personnes plus étranges les unes que les autres. Chris saisit l'adolescent par la main pour ne pas le perdre et le tira à sa suite vers une pièce qui devait - en temps normal - servir de salon. Ils finirent par arriver dans un coin un peu moins bondé où un petit groupe squattait une paire de canapés miteux. Elle libéra son camarade pour aller saluer trois des types, occupés à faire tourner un joint, puis revint vers lui avec deux bières. Elle lui en tendit une, tout en lui désignant les mecs qu'elle avait été voir.

"Mes coloc', enfin ex-coloc'. C'est eux qui organisent, c'est leur appart'. Fait comme chez toi, t'as dû remarquer que c'est pas du genre guindé."

Sur quoi elle but une longue gorgée avant d'attraper au vol la clope d'une fille déjà complètement bourrée qui passait près d'elle - et qui ne se rendit même pas compte qu'on lui avait piqué quelque chose. Puis elle se posa sur la moquette, près du canapé, dos au mur, tirant longuement sur sa clope tout en observant Gabe qui semblait ne pas savoir où se mettre, un peu perdu au milieu de ce bordel.

"Viens t'asseoir."

Chris lui désigna le sol près d'elle.

"C'est franchement crade, mais tu vas pas choper de maladie. Enfin si t'as du cul."

Elle partit d'un rire franc.

"J'déconne ! Allez, pose-toi ou j'te pète les deux genoux."

Il se décida enfin à bouger, comme si l'info avait atteint son cerveau. Pas habitué à ce genre de sorties visiblement. Dans un sens, il avait pas la tête à ça. Mais fallait pas oublier que les apparences ont une fâcheuse tendance à vous prendre par derrière si vous y faites pas gaffe. Règle confirmée par l'individu maintenant assis à côté d'elle : qui aurait pu dire qui il était vraiment ?
Dans un étrange ballet, presque gracieux - on a dit "presque" - Chris lança la bouteille qu'elle venait de siffler en moins de deux à un grand brun qui lui en renvoya une pleine en échange. Elle l'ouvrit, sans se soucier de la mousse qui gicla sous la pression : oui, jongler avec des boissons à bulles c'est très con.

"Profite va. Ici personne en a rien à foutre de qui tu es ou de c'que tu fais."

Elle coula à Ahmon un regard étrangement sérieux.

"Et j'ai comme dans l'idée qu'avec ta tendance à accumuler les merdes t'as besoin de décompresser un peu. J'me trompe ?"

Peut-être, mais elle en aurait mis sa main au feu.

-Viens t'asseoir.

J’observe les invités, tous des adolescents frustrés qui se révoltent contre leurs parents, la société, la politique, la planète en buvant, en fumant, en se piquant. Le petit salon est encombré de corps mous ou de corps plus ou moins actifs, et l’air est un nuage de fumée acre. Christina Woodworth tapote le sol à côté d’elle. Elle. J’ignore si ressembler autant à un homme est une bénédiction ou une malédiction.

-C'est franchement crade, mais tu vas pas choper de maladie. Enfin si t'as du cul. J'déconne ! Allez, pose-toi ou j'te pète les deux genoux.

Autant ne pas la brusquer, mes genoux sont la seule partie de mon anatomie à ne pas être massacrés. Je fléchis mes gentils genoux et dépose prudemment mes fesses sur le plancher poussiéreux et humide. Je me demande depuis combien de temps il n’a pas été lavé… Je pourrais envoyer Alanthia aux propriétaires de l’appartement et leur proposer d’en disposer à leur guise. Elle pourrait s’enticher d’un quelconque bonhomme et me ficher la paix. Je ferme mes paupières.

-Profite va. Ici personne en a rien à foutre de qui tu es ou de c'que tu fais.

Pas de Rusty Savage pour me foutre son poing en plein visage. Pas d’Ethan Miller pour me provoquer des ulcères d’estomac. Personne que je connais, excepté cette étrange fille androgyne. J’ai préféré me séparer de mon appareil photo l’espace de quelques heures, m’imaginant que ce n’était pas l’endroit idéal pour photographier… mais j’aurais capturé quelques images intéressantes. Par exemple, les filles avachies dans les fauteuils, complètement bourrées ou les gars qui sniffent. Ou Christina Woodworth. Beau profil. Visage intéressant.

-Et j'ai comme dans l'idée qu'avec ta tendance à accumuler les merdes t'as besoin de décompresser un peu. J'me trompe ?

Je la regarde. Son sourire moqueur ne me révèle absolument rien, le même sourire qu’elle affiche régulièrement pour des raisons qui m’échappent. Que sait-elle ? Soupçonne-t-elle quelque chose ? Miller avait admis que seule Christina avait remarqué mon absence. Ou peut-être que je délire, tout simplement. Elle doit faire référence à mes conflits incessants avec ce bâtard de Savage. Personne ne sait pour Miller. Personne ne peut se douter de la véritable nature de cet homme… Mais les femmes démontrent des compétences extraordinaires pour découvrir les secrets que l’on préfère dissimuler.

-Et décompresser, pour toi, se résume à regarder des individus consommer alcool et drogue ?

Elle ne doit pas se priver, d’ailleurs. Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi ai-je accepté son invitation ? J’aurais dû refuser et refermer sèchement la porte, mais je nageais dans mes noires pensées. Peut-être ai-je espéré me dégager l’esprit de mes préoccupations. Sortir, fréquenter des êtres humains et non la pénombre du dortoir ne pouvait guère me faire de mal.

-Tu as raison. Je dois être un immense aimant à merde. J’attire tout ce qui est… un tant soit peu brutal ou fou… Comme Savage.

Je lui dédie un sourire figé. Hum… ou c’est peut-être le contraire, je suis attiré par tout ce qui est un tant soit peu brutal et fou. Savage est une brute. Il n’est pas fou. Pas fou comme Miller, du moins. Et Christina, elle est brutale ou folle ? Je demeure songeur un moment. Un type baraqué me propose une bière que j’accepte d’un timide hochement de tête. J’essaie de la déboucher, mais mes pauvres mains n’y parviennent pas. Je tends la bouteille à Christina qui l’ouvre d’une torsion habile de la main. Plus faible qu’une fille, c’est un peu douloureux pour l’orgueil. Je prends une gorgée de la bière, l’avale, m’étouffe.

-Beurk… quel goût infect.

Pourtant, je bois une autre gorgée, puis une autre. Chez moi, dans ma deuxième vie de petit riche, je bois des alcools raffinés ou forts. Rien qui ressemble de près ou de loin à de la bière.

-Il paraît que tu as parlé de mon… absence avec le professeur Miller ?

Troisième gorgée. J’essaie d’être désinvolte, mais je trébuche sur le nom du professeur de littérature. Du coin de l’œil, je la surveille. Peut-être qu’un changement subtil de ses traits pourrait m’éclairer sur l’espèce de liaison qu’il y a entre ces deux personnages.

-Pourquoi ? Tu es bien la seule à s’être… euh… informée à mon sujet. Bon… Il y a eu Savage durant cette semaine-là… qui s’est invité et, à mon corps défendant, m’a tenu compagnie pendant quelques heures. Une vraie plaie celui-là.

Je bois. Je ne vois pas pourquoi je parle autant tout à coup. La nervosité ? La bière ? Peut-être que je me sens à l’aise… Je hausse mes épaules.

-Ne lui répète pas, il risque de débarquer dans mon dortoir pour me déformer une millième fois.

-Alors ?

Christina adorait ce genre de soirée.
Son goût prononcé pour l'autodestruction devait certainement jouer un sacré rôle là-dedans. De toute façon, pour ce qu'elle en avait à foutre...

-Et décompresser, pour toi, se résume à regarder des individus consommer alcool et drogue ?

Elle se contenta de continuer à le regarder du coin de l'œil en buvant, l'écoutant attentivement sans le laisser paraître. Regarder des gens se défoncer ? Certainement pas. L'idée c'était pas de rester spectateur... M'enfin.
Le pauvre type vidait enfin son sac, et se mit à boire pour de vrai, malgré le goût infect de la bière. Elle ne pu s'empêcher d'en rire intérieurement.

*Pourquoi tu crois qu'on appelle ça de la pisse d'âne mon gars ?!*

Il était marrant le garçon. Dommage qu'il se noie dans sa morosité, sinon il aurait été agréable à fréquenter, elle en était persuadée.

-Il paraît que tu as parlé de mon… absence avec le professeur Miller ? Pourquoi ? Tu es bien la seule à s’être… euh… informée à mon sujet. Bon… Il y a eu Savage durant cette semaine-là… qui s’est invité et, à mon corps défendant, m’a tenu compagnie pendant quelques heures. Une vraie plaie celui-là. Ne lui répète pas, il risque de débarquer dans mon dortoir pour me déformer une millième fois. Alors ?

Cette fois elle rit franchement. Alors comme ça Labrador-man avait joué les nounous ? Dans un sens elle était plutôt étonnée : Savage culpabilisait tellement de la dernière fois qu'il avait joué les gardes malades ? C'était peut-être un concours de circonstances aussi... Bizarre en tout cas, il ne lui en avait pas parlé.

*Il a honte de se montrer sympa...?*

Connaissant l'animal c'était presque plausible. Putain...
Chris posa son cadavre par terre et se passa une main dans les cheveux en soufflant. Mais lorsqu'elle tourna la tête vers Gabriel, franchement cette fois, elle avait toujours son sourire énigmatique.

"Promis, j'dirai rien à Rusty."

Elle laissa planer un silence, autant pour profiter de la musique que pour réfléchir. Comment savait-il qu'elle avait parlé de lui à Miller ? Il avait causé avec le prof entre temps ?

"Tu t'avances un peu quand tu dis que j'ai parlé de toi avec Miller. Il est toujours trop occupé pour avoir une vraie discussion avec moi ce con..."

Le nom lui écorchait encore un peu les lèvres. C'était puérile, mais ça finirai par passer.

"M'enfin oui, je lui ai fait remarquer que t'étais absent. Pas que je te prenne pour un intello ou quoi, hein. Juste que c'est pas dans tes habitudes de sécher un cours. Alors une semaine...j'me suis dit qu'il avait du se passer quelque chose. Pas comme la raclée que t'avait collée Savage..."

Comment lui dire ce qu'elle pensait exactement ? Est-ce qu'elle devait mettre ça sur le tapis ? Après tout c'était pas ses oignons, mais...

"Ecoute, ça me regarde pas et tu fais c'que tu veux, mais tu devrais éviter le prof en-dehors des cours. Il est pas si propre sur lui qu'il en à l'air..."

Elle étendit ses jambes et tira à grandes bouffées sur sa clope. rien que d'y penser ça lui foutait les nerfs. La honte ? La frustration ? Elle n'en savait rien. Toute cette histoire l'avait perturbée, et elle n'arrivait toujours pas à digérer tout ce bordel. Le fait d'évoquer Miller avec Gabe remuait tout ça. Parce qu'elle ne savait pas ce que ce type était réellement. En revanche elle savait ce qu'il n'était pas : un gentil professeur blanc comme neige. Et ce couillon d'Ahmon, "l'aimant à merdes", avait semblait-il capté son attention. De là à ce que Christina s'en mêle pour de bon... A vrai dire elle n'en avait pas envie. Parce que l'existence même du grand blond la ramenait à elle. Il était son miroir, son opposé. Le seul réellement à même de la comprendre. Et pourtant.

Le brun la regardait bizarrement. Bah quoi ? Ah, ce qu'elle avait dit ?
Elle lui tapota la cuisse en riant.

"T'affole pas va, des fois je raconte des trucs bizarres. De toute façon t'as déjà dû remarqué que j'étais un peu space. Mais t'inquiète pas : je suis folle mais pas dangereuse."

Pas tout à fait vrai. Mais qui en avait quelque chose à faire, là, tout de suite ? Personne. Bah voilà.

-Tu t'avances un peu quand tu dis que j'ai parlé de toi avec Miller. Il est toujours trop occupé pour avoir une vraie discussion avec moi ce con...

La gorgée de liquide amer qui se faufilait misérablement jusqu’à ma gorge emprunte le mauvais chemin et je m’étouffe, tentant de recracher la bière de mes poumons. Une fois hors de danger, je m’autorise un rapide coup d’œil en direction de Chris qui semble bien à l’aise, bien décontractée. Personnellement, je n’aurais jamais attribué un si joli sobriquet au professeur Miller, même après tout ce qui s’est passé, de crainte qu’il ne lise miraculeusement dans mes pensées et ne surgisse du tapis ou d’un coin sombre de l’appartement pour me donner la fessée. Je frissonne. L’image de Miller qui me châtie pour mauvaise conduite ne me plait guère.

-M'enfin oui, je lui ai fait remarquer que t'étais absent. Pas que je te prenne pour un intello ou quoi, hein. Juste que c'est pas dans tes habitudes de sécher un cours. Alors une semaine...j'me suis dit qu'il avait du se passer quelque chose. Pas comme la raclée que t'avait collée Savage...

Je me détourne afin de la regarder droit dans les yeux, ce qui n’est pas dans mes habitudes mais je suis curieux. C’est étrange qu’elle se soit « inquiétée » à mon sujet alors que nous sommes loin d’être proches ni même des connaissances. Elle m’a vu me faire tabasser par Savage, m’a sauvé de justesse d’une mort certaine et a découvert quelques anecdotes de mon passé que j’aurais préféré garder privé. C’est tout. Je ricane un peu, et bois une autre gorgée dégueulasse de cette bière infâme. On dirait de la pisse de chat.

-Ecoute, ça me regarde pas et tu fais c'que tu veux, mais tu devrais éviter le prof en-dehors des cours. Il est pas si propre sur lui qu'il en à l'air...

Je fronce les sourcils et incline la tête, attentif. Chris délie ses jambes et s’installe confortablement, fumant lentement. Ainsi, je ne suis pas le seul à s’être rendu compte de ça. Habituellement, les jeunes étudiantes sont en émoi devant le professeur Miller et les jeunes hommes demeurent stoïques ou le dévisagent de loin. Comment a-t-elle vu ce qui se tramait sous le masque bienveillant de cet homme ? Je me tapote la lèvre inférieure, soucieux. Miller aurait… défoulé ses nerfs sur une autre personne ? Sur Chris ? La curiosité, je la sens grimper en intensité. Miller et elle… Un autre puzzle. Un autre mystère.

-T'affole pas va, des fois je raconte des trucs bizarres. De toute façon t'as déjà dû remarqué que j'étais un peu space. Mais t'inquiète pas : je suis folle mais pas dangereuse.

Je hausse les épaules.

-Tu dois être la personne la plus inoffensive que j’aie rencontrée depuis mon arrivée ici… Tu n’as pas encore essayé de me frapper ni de me… euh tuer.

Je pince mes lèvres. Je ne suis pas concentré et je risque de tout chambouler. Je fixe méchamment la bouteille de bière entre mes mains et la dépose prudemment sur le sol, comme si je craignais qu’elle ne me morde violemment.

-Pourquoi le soupçonnes-tu? C’est son petit air de papa chaleureux qui t’a mis la puce à l’oreille?

Je la dévisage en biais. Si elle s’est frottée à Miller, alors elle ne dévoilera rien, mais un Gabrien Ahmon s’essaie. Et puis, je ne connais absolument rien sur cette fille, c’est peut-être le moment idéal pour lui poser des questions. Je me gratte distraitement le menton.

-Qu’est-ce qu’il a de si terrible. On est tous… pas aussi propre qu’on veut le laisser paraître. Regarde Savage une minute, c’est une grosse brute sanguinaire et impulsive qui désire projette une image plus saine de lui… c’est-à-dire pas grand-chose. Encore là, évite de tout lui raconter, il n’aimerait pas ça.

Je vide la bouteille de bière. Tant pis pour la prudence, le petit picotement dans ma tête est agréable, il adoucit mes pensées.

-On a tous des vices cachés… même ce cher professeur Miller, je suppose.

Je demeure silencieux, observant le fond de ma bouteille. Lui, ce ne sont pas seulement des vices, mais plutôt de gros déséquilibres psychologiques. Je lève mes yeux vers Chris et lui souris.

-Et les tiens, mis à part la cigarette, les sorties clandestines et les substances illicites, c’est quoi?

Mon sourire s’élargit.

-Tu dois être la personne la plus inoffensive que j’aie rencontrée depuis mon arrivée ici… Tu n’as pas encore essayé de me frapper ni de me… euh tuer.

Chris ne pu s'empêcher d'éclater de rire.

"Effectivement, si c'est ça tes critères, alors je suis vachement sympa comme nana !"

Elle fuma sa cigarette jusqu'au filtre et laissa tomber ce dernier au fond de sa bouteille vide sans même lui prêter un regard. Elle ne lâchait pas Gabriel des yeux, souriant toujours.

-Pourquoi le soupçonnes-tu? C’est son petit air de papa chaleureux qui t’a mis la puce à l’oreille?

L'adolescente parut réfléchir avant de répondre.

"Son "petit air de papa chaleureux" ? C'est comme ça que tu le perçois ? Réellement ?"

Parce que Miller dégageait ce genre d'air ? Vraiment ? Elle avait du mal à s'en persuader. Oui, Ethan Miller était beau. Beau et toxique. Mais "chaleureux"...certainement pas : ce type était froid comme la mort. Voilà comment elle l'avait toujours vu. Et il fallait être d'un naïveté stupide pour ne pas voir qu'il se forçait à sourire.

-Qu’est-ce qu’il a de si terrible. On est tous… pas aussi propre qu’on veut le laisser paraître. Regarde Savage une minute, c’est une grosse brute sanguinaire et impulsive qui désire projette une image plus saine de lui… c’est-à-dire pas grand-chose. Encore là, évite de tout lui raconter, il n’aimerait pas ça. On a tous des vices cachés… même ce cher professeur Miller, je suppose.

Oula, Ahmon avait pas mal de merde dans les yeux. Enfin qui n'en avait pas ?

-Et les tiens, mis à part la cigarette, les sorties clandestines et les substances illicites, c’est quoi?

Gabe la regardait dans les yeux, bien en face. Décidément il avait une double personnalité. Ou autre chose, mais il passait d'un comportement à l'autre sans prévenir et c'était plutôt...déstabilisant. Et toutes ces questions...

"Tu connais pas l'adage "curiosity killed the cat" toi, hein ?"

Qu'avait donc le prof de si terrible...? Elle-même ne pouvait pas l'expliquer.

"Ecoute, concernant...Miller...c'est pas que je le soupçonne de quoi que ce soit. T'as raison, on est jamais tout blanc tout propre, et je suis la première à l'avouer et à l'assumer. Et perso je m'en branle pas mal des vices des uns et des autres. J'suis pas du genre à juger quelqu'un sur ses petites déviances : faudrait que je balaye devant ma porte avant de pouvoir le faire..."

Et c'était pas peu dire.

"C'est juste comme ça. Mets ça sur le compte de l'intuition féminine si tu veux. Ou de l'instinct. Quand je regarde les gens, je les sens ou je les sens pas. Comme une sorte de sixième sens si tu veux."

Un petit truc qu'elle n'avait pas avant "l'accident"... Mais il était hors de question pour elle de l'admettre.

"Bref, on s'en fout d'où ça vient. Tu parlais de Rusty. Ben lui c'est peut-être une bête sauvage dans son genre, mais il est honnête. Tu vois ce que je veux dire ? T'es pas trompé sur la marchandise : il est plutôt con, bourrin, pas délicat pour un sous. Mais il s'en cache pas : tu sais ce que t'as sous ton nez. Miller...il est faux. Tout est faux chez lui. C'est comme ça. Moi je le compare à la boutique d'un taxidermiste qui présenterait une vitrine rose remplie de bonbons..."

Elle laissa échapper un petit rire pas vraiment joyeux.

"Désolée je suis archinulle pour les métaphores."

Le silence s'installa entre eux un instant, laissant la musique assourdissante reprendre le dessus l'espace de quelques minutes. Mais Gabe semblait en attendre plus.

"Quoi, t'étais sérieux quand tu voulais que je te parle de mes vices ? Je les cache pas pourtant..."

Ou à peine.

"T'en a cité une partie : clope, drogues, sorties. La baise et les bagarres aussi, parce qu'il faut bien se défouler."

Et elle avait une conception toute personnelle sur la manière de se défouler. Ahmon tentait de rester impassible mais cilla malgré lui.

"Je vais te dire : je sais même pas si c'est du vice. Pour moi c'est juste un moyen de me sentir vivante. D'avoir vraiment l'impression d'être avec les autres. Pas juste une coquille vide."

Un corps vidé de ses entrailles, de ses tripes, de sa substance vitale. A quoi servait-il d'exister si c'était pour le faire à moitié.

"Pour tout t'avouer j'ai une grosse tendance à m'emmerder. Je serai pas fâchée quand j'en aurai fini avec tout ça..."

Une petite sonnette d'alarme résonna du fond de son crâne : elle s'était peut-être un peu étendu sur le sujet. Virer de bord, parler d'autre chose.

"Et toi alors, "Saint Gabriel", qu'est-ce que tu nous caches comme penchants glauques à part le fait que tu prends des photos douteuses et que tu t'envoies en l'air avec le personnel de l'école ?"

Vlan ! Là elle avait toute son attention.

-Pour tout t'avouer j'ai une grosse tendance à m'emmerder. Je serai pas fâchée quand j'en aurai fini avec tout ça...

Tout ça ? Les traits de mon interlocutrice s’assombrissent l’espace d’une fraction de seconde avant de retrouver leur air nonchalant et amusé, mais c’était suffisant pour piquer ma curiosité. D’un regard critique, j’évalue la jeune fille d’un œil nouveau. Je ne lui avais jamais réellement prêté attention, étant donné qu’elle est une amie de Rusty Savage et généralement, je m’en tiens loin. Je triture méchamment mon chandail à défaut de ne pouvoir tenir mon appareil photo entre les mains, demeuré au dortoir. Je n’aime pas m’en séparer, je me sens nu et vulnérable sans lui. J’allais ouvrir la bouche pour interroger Chris sur la nature de ce « ça », mais elle m’interrompt précipitamment. Surpris, je cligne des paupières et reformule encore et encore les propos qu’elle a tenus.

-Et toi alors, « Saint Gabriel », qu'est-ce que tu nous caches comme penchants glauques à part le fait que tu prends des photos douteuses et que tu t'envoies en l'air avec le personnel de l'école ?

Je m’étouffe avec le peu de salive emmagasinée dans ma bouche. Penchants glauques ? Moi ? Voyons, c’est absurde. Rapidement, j’avale une longue gorgée de bière amère afin de me donner la possibilité de reprendre mes esprits et de ressasser la question jusqu’à en avoir une migraine, mais je ne trouve rien à répondre. Penchants glauques… Je bougonne un peu, moitié de frustration moitié d’irritation, ne m’attendant pas à ce qu’elle me renvoie la pareille aussi vite.

-C’est drôle… Tu es la deuxième personne à évoquer l’ange Gabriel.

La première était Miller, mais je préfère lui cacher ce léger insignifiant petit détail. Mes parents ont eu une drôle d’idée de me prénommer ainsi… Gabriel, ça sonne riche et majestueux… Oscar m’aurait mieux convenu.

-Je n’ai pas… de « penchants glauques », comme tu dis… Bon, je suppose que toute personne a en, mais j’estime que de ce côté-là je suis plutôt normal. Évidemment, photographier en catimini des jeunes filles sous la douche ou des couples en plein ébat pourrait être considéré comme déviant… Je fais peut-être dans le voyeurisme, mais je n’en éprouve aucun plaisir euh… de nature excessivement douteuse.

Si seulement Savage m’avait cru. L’empoté s’imagine que j’en pince pour lui malgré toutes mes protestations virulentes pour lui démontrer le contraire. Je roule la bouteille contre mes paumes. Savage est une épine dans le pied, un furoncle sur une fesse. Depuis notre conversation, il m’évite comme la peste, ce qui est jouissif en un sens, mais j’ai le pressentiment désagréable qu’il me soupçonne de nourrir des sentiments pervers à son égard.

-Quant au personnel de l’école…

Les deux seules personnes avec qui j’ai eu un rapport de chair à chair, de pénétration et d’échange de fluides étaient Kathleen – pur incident ou déséquilibre mental de la part de cette femme – et Ethan Miller. Je n’hésite pas à diagnostiquer Miller de malade, de névrosé, de schizophrène, de psychopathe… Tous les maux de la terre sont bons pour le décrire. Je me secoue. Chris me regarde toujours, souriant de son éternel sourire moqueur.

-Je ne suis pas aussi actif que vous le prétendez toi et Savage.

Haussement d’épaules. Un type costaud s’écrase devant nous et rampe jusqu’à un coin de la pièce, s’endormant et ronflant bruyamment. Charmant. Je soulève la bouteille de bière et l’examine distraitement. Le liquide est mauvais, mais les sensations qu’il me procure sont apaisantes. Alors, je bois. Mes doigts s’engourdissent et ma tête tangue, ma vision se brouille et tremblote par moments. Il y a des mots, des images qui se bousculent dans ma tête, ma langue se tord sous les informations qui tentent de franchir mes lèvres.

-En fait, ce qui me plait… surtout, ce sont les gens et leurs secrets… et les secrets de l’école, et les tiens, et ceux de Miller… pourquoi pas ceux de Savage.

Je fronce le nez. C’est le moment pour moi de me taire, mais je n’y arrive pas. L’alcool provoque chez moi un effet dévastateur, je parle et je parle. C’est assez pathétique.

-Et tu sais, pendant qu’on est dans le sujet, je ne suis pas gai. Tout le monde est persuadé que je… que les garçons et moi… J’ai une tête à être homosexuel, peut-être ? Ce n’est pas parce qu’une fois on… Euh…

Je me ressaisis de justesse et, le teint blafard, plonge dans un silence exemplaire. Décidément, je ne tiens pas l’alcool. À la maison, je m’autorise un verre de whisky ou de brandy… mais jamais plus. Suis-je gai ? Question stupide. Je me secoue la cervelle, ce qui ne fait que me donner le vertige. Idéalement, il faudrait changer le sujet de notre discussion de façon à ce qu’elle ne me pose aucune interrogation sur euh… mon échappatoire.

-De quoi parlais-tu tout à l’heure… finir avec quoi ?

À voir sa tête, j’aurais peut-être dû trouver un autre sujet de discussion.

L'adolescent sembla déstabilisé par les allusions - qui étaient clairement des affirmations - de Christina. Il chercha plus ou moins à se justifier, s'emmêlant les pinceaux, trébuchant sur les mots et buvant au goulot. Pathétique. Alors comme ça il était voyeur mais il n'y prenait aucun plaisir ? Faire des conneries pour n'en tirer aucune jouissance, mais d'où est-ce que ce type sortait à la fin ? De Débile-land ? Du Pays de la Stupidité ?
Surtout qu'il pouvait bramer ce qu'il voulait : il était tordu, qu'il l'assume ou pas. La preuve...

-En fait, ce qui me plait… surtout, ce sont les gens et leurs secrets… et les secrets de l’école, et les tiens, et ceux de Miller… pourquoi pas ceux de Savage.

Elle ne dit rien mais n'en pensait pas moins.

*Ouais fouiller le linge sale des autres avant que ça te pète à la figure. Et c'est ça qui t'excite ?*

Et c'était elle qu'on traitait de folle suicidaire à tendance autodestructrice ? Y'avait des limite au foutage de gueule quand même.

-Et tu sais, pendant qu’on est dans le sujet, je ne suis pas gai. Tout le monde est persuadé que je… que les garçons et moi… J’ai une tête à être homosexuel, peut-être ? Ce n’est pas parce qu’une fois on… Euh…

"Une fois ? Tu veux dire que..."

-De quoi parlais-tu tout à l’heure… finir avec quoi ?

Là c'était elle qui s'était faite avoir.

"C'est ça, change de sujet petit malin. Tsssssssss..."

Elle se détourna de lui un moment, plongeant son regard dans l'amas de gens paumés se mouvant dans cette pièce enfumée. Il pensait vraiment qu'elle allait lui répondre ? Elle ne put réprimer un soupir.

"En finir avec les emmerdeurs comme toi, ça te va ? Tu fourres ton nez où tu devrais pas, tu vas t'attirer des ennuis comme jamais à force de traquer les vilains petits secrets des autres. Un jour tu tomberas sur une bombe, et elle t'explosera à la figure. Je vois même pas pourquoi je cherche à te raisonner."

Cela faisait quelques jours qu'elle retenait sa colère. Une colère qui n'avait pas grand chose à avoir avec le pauvre Ahmon, mais c'était lui qui ramassait les récriminations ce soir. Et ce n'était sans doute pas très juste pour lui.
Et c'était surtout ridicule : les gens qui lui donnaient des conseils, elle se privait pas pour les envoyer bouler avec un "fuck" en bonne et due forme. Alors qu'est-ce qu'elle voulait faire ? Et puis pourquoi est-ce qu'elle se souciait de cet abruti d'abord ? C'était pas un pote, il était loin d'être sympathique, et elle avait fait partie de ses "victimes" même si les photos d'elle qu'elle avait trouvées n'avaient rien de tragiques.
Lentement, elle se décida à le regarder de nouveau. Elle était plus calme.

"Bah, laisse tomber. Je voulais pas t'engueuler ou te faire la morale. Seulement je vois pas pourquoi je te parlerais de moi, juste parce que le seul truc qui t'excite c'est de fouiller la merde. Je te filerai pas matière à jouir juste parce que tu le demandes, même si tu le fais poliment. Pigé ?"

Et pour bien accentuer son propos, elle lui enfonça son index dans la poitrine en le fixant droit dans les yeux.

-En finir avec les emmerdeurs comme toi, ça te va ? Tu fourres ton nez où tu devrais pas, tu vas t'attirer des ennuis comme jamais à force de traquer les vilains petits secrets des autres. Un jour tu tomberas sur une bombe, et elle t'explosera à la figure. Je vois même pas pourquoi je cherche à te raisonner.

En fait, je me demande quand exactement la deuxième bombe va me tomber dessus. C’est dingue, ils essaient tous de me prévenir qu’un jour je vais en baver, qu’on va m’administrer le châtiment divin en guise de punition pour mes péchés. Mon père, Rusty Savage et Ethan Miller s’en sont chargé à leur manière. Je réprime un rire moqueur, préférant éviter d’attiser davantage l’irritation de madame. Haussant les épaules, je me détourne d’elle, fixant avec intérêt un jeune homme aspirer une ligne de poudre. L’air est embrumé et empeste mille odeurs acres et étouffantes.

-Bah, laisse tomber. Je voulais pas t'engueuler ou te faire la morale. Seulement je vois pas pourquoi je te parlerais de moi, juste parce que le seul truc qui t'excite c'est de fouiller la merde. Je te filerai pas matière à jouir juste parce que tu le demandes, même si tu le fais poliment. Pigé ?

Je lui réponds par un léger sourire. Alors, tout doucement, je glisse jusqu’à elle, réduisant le peu d’espace qu’il y avait entre nous. Je n’apprécie pas beaucoup cette soudaine, et volontaire, proximité, d’ailleurs je ne tolère plus aucun toucher, mais la question qui me brûle les lèvres me démunit de mon embarras et de ma gêne habituels. J’incline le buste de façon à retrouver mes lèvres près de ses oreilles.

-Pour quelle raison as-tu brûlé mes photographies ? Tu sais… c’était un peu stupide de ta part, car mes images je les numérise avant de les imprimer. Je les ai encore dans mon dortoir.

Je m’éloigne, la détaillant avec sérieux. Avant, tu ne m’intéressais pas vraiment, je te considérais comme une amie de Savage, rien de plus. Mais tu agis bizarrement, tu es sur le qui-vive, sur la défensive. Les gens aussi tendus cachent des secrets succulents, mais d’autres sujets captent entièrement mon attention. Miller, toujours Miller. Toujours dans mon esprit, tapi quelque part… surgissant selon ses caprices. Ensuite, les loups-garous et tous les autres mystères de l’humanité. Je me tapote pensivement la lèvre et m’immobilise en remarquant le regard noir de mon interlocutrice.

-C’est dommage… elles étaient jolies, les photos…

Mes doigts triturent maintenant les pans de ma chemise ample. Je sens mes traits se durcirent, mes yeux se plisser avec défiance.

-Et ne te fais pas trop d’espoir, tu ne pourras pas les supprimer. Prends-ça comme une petite vengeance au fait que vous avez fouillé dans mes boîtes.

Maintenant, Savage s’imagine que je craque pour lui, et il a vu certaines petites choses que j’aurais préféré garder secret encore quelque temps… mais sa découverte a ruiné mon plan et l’a modifié. Et elle, pourquoi réagir aussi violemment, pourquoi détruire mes photographies… ?

Le connard. L'enculé. Le salopard.
Au moment même où il jouait son petit jeu, se rapprochant d'elle pour mieux lui susurrer qu'il avait encore les clichés, une seule image prédominait dans la tête de Chris. Elle, en train d'effacer ce stupide sourire de la sale tronche d'Ahmon...de manière sacrément énergique. Et en plus il lui parlait de vengeance ? Il voulait vraiment crever ou quoi ?! Il tenait si mal l'alcool ce con ? Ok, elle avait pris de "bonnes résolutions". Ok, elle ne voulait pas s'attirer d'emmerdes. Mais comme on dit : chassez le naturel, il revient au galop. Et c'est précisément ce que décida de faire le "naturel" de Christina.
Elle se jeta littéralement à la gorge de Gabriel qui visiblement ne vit pas le coup venir. En quelques secondes la jeune fille le plaqua au sol, les deux mains sur sa gorge et un genou dans son estomac.

"T'es vraiment un putain d'abruti, hein ? Pourquoi j'ai brûlé ces photos ? Mais de quel droit tu les as prises ? Mon image m'appartiens. T'as aucun droit d'entrer dans l'intimité des gens Ahmon, aucun. Ca s'appelle du viol, tu piges ? Alors viens pas faire ta victime et causer de "vengeance". Tu payes juste tes saloperies..."

Elle lui crachait sa haine au visage, serrant ses doigts sans même y réfléchir, quand une main dans son dos la fit sursauter.

"Eh, Chris...je crois qu'il a du mal à respirer..."

Mike - l'un des locataires de l'appart' - était là, un joint au bec, pointant Gabe du doigt. Elle eut un peu de mal à faire le point immédiatement avant de sentir qu'on lui tenait les poignets. Le grand maigrichon qu'elle tenait à terre essayait de lui faire lâcher prise.

"Ecoute, je sais pas ce qu'il t'as fait, mais tu te rappelles quand je te parlais du concept zen...?"

Oui. Se calmer. Réfléchir avant d'agir. Arrêter d'en vouloir au monde entier. Enfin pour un type comme lui, plus ou moins défoncé de matin au soir, c'était plutôt facile à vivre comme philosophie.
Ses doigts se décrispèrent et elle se dégagea précipitamment, tentant de se lever pour mettre de la distance entre elle et le photographe, toujours au sol. Elle se serait ramassée si son ancien coloc' ne l'avait pas rattrapée.
Elle avait merdé. Cet imbécile l'avait poussée à bout, mais elle avait sacrément merdé. Il ne la lâcherai plus. Il allait jouer les fouille-merde. Il...

"Fais ce que tu veux avec tes photos de merde. Mais je te jure que si tu continues à en prendre ou si celles que j'ai brûlées circulent..."

Ouais ? Alors ?
Alors...elle n'en savait rien. Les menaces c'était pas son truc. Elle pourrait toujours se démerder pour trouver l'ordinateur en question, les sauvegardes possibles, et bousiller le tout. Elle n'en savait rien. Elle était juste furieuse, partie, et pas très claire.

"Euh...Chris ? Si je te lâche tu promets de pas le tuer, d'accord ?"

Le grand type avait sorti ça sur un ton plutôt ironique. Il lui ébouriffa les cheveux avant de repartir en direction du coin qui servait plus ou moins de bar pour la soirée.
L'adolescente resta figée, fixant avec une haine non dissimulée Gabriel qui se frottait la gorge sans vraiment avoir l'air de comprendre ce qu'il venait de se passer...

-Fais ce que tu veux avec tes photos de merde. Mais je te jure que si tu continues à en prendre ou si celles que j'ai brûlées circulent...

J’ignore si c’est son regard sombre ou bien le ton menaçant de sa voix qui me terrifie, mais la combinaison de ces deux éléments m’arrache un violent frisson. Avec peine, j’essaie d’aspirer de grandes bouffées d’air. Mes mains se portent d’elles-mêmes vers ma gorge, la tâtonnant afin de s’assurer qu’aucune prise ne presse la chair. J’ai encore l’impression de sentir ses mains autour de mon cou, ses paumes qui s’enfoncent, ses doigts qui s’insèrent. Je cherche l’air. Péniblement, je me redresse, m’adosse contre le mur, sans jamais cesser d’observe le regard étrangement fermé et sérieux de Christina.

-Euh...Chris ? Si je te lâche tu promets de pas le tuer, d'accord ?

Le grand gorille s’éloigne, sans plus s’occuper de nous deux. La jeune fille, le teint cireux et les poings serrés, ne fait plus un seul geste, immobile et silencieuse. Nous ne disons rien, il n’y a rien à dire. J’ai heurté de plein fouet la limite, découvrant une nouvelle facette de sa personnalité. Ça m’arrive si souvent ces derniers temps, de franchir la limite, mais les conséquences désastreuses me surprennent à chaque fois. D’abord Savage, ensuite Miller, et finalement Woodworth. Trois conséquences douloureuses et étonnantes, qui révèlent tant et dissimulent trop.

-Tu sais, je ne vends pas toutes mes photographies. Je photographie quand l’image est belle ou… profonde. Je ne cherchais pas à t’incommoder ni à découvrir tes petits secrets, mais tu avais quelque chose que je devais immortaliser, préserver…

Je hausse les épaules, me masse le cou encore un peu avant de me lever. Je la dévisage, la scrute différemment, remarquant pour la première fois les plis soucieux dans son visage, ses yeux sombres et nébuleux emprisonnant l’impudent qui ose s’y aventurer, ses lèvres aux commissures figées, son corps sur le qui-vive. Je suppose que je viens de me faire un nouvel ennemi, ou du moins quelque chose qui s’y rapproche.

-Tout à l’heure, tu parlais d’en finir avec tout ça, tu faisais référence à ce petit côté de toi, à cette agressivité ?

Nous avons tous des vices cachés, des secrets qu’il ne faut pas mentionner à autrui ni même suggérer, sinon notre existence devient une cible idéale pour tous ceux qui désirent notre perte. Savage est probablement une bête, Miller est fou, Christina est… sans doute reliée à cette étincelle enragée et folle qui embrasait ses prunelles pendant que ses mains m’étranglaient.

-Tu sais… tu me fais penser à certaines personnes qui paraissent bien mais qu’il faudrait, en réalité, éviter.

Miller me confie ce dont je veux entendre, à la seule condition que je respecte notre marché. J’ignore comme je pourrais m’y prendre avec cette fille pour lui retirer les verres du nez, elle me semble bien plus intéressante depuis... Pour l’instant, je me dois d’être prudent et méfiant ; elle peut sortir de nouveau crocs et griffes et finaliser ce qu’elle avait commencé. D’ailleurs, deux tentatives de meurtre en moins d’un mois me secouent assez les nerfs, en plus de cette fameuse nuit dans le dortoir de Miller, pour que je me frotte à un troisième essai. Ma vie s’agite avec une vigueur qui m’inquiète de plus en plus.

-On fait partie de cette catégorie, non ?

Contrairement à elle, je ne suis pas dangereux, seulement désagréable. Je fouille, je me glisse là où je n’ai pas l’autorisation d’aller. Mes doigts, animés par une volonté propre, se dirigent vers mon épaule, se faufilent sous mon chandail et effleurent la morsure.

Elle tremblait.
Cela lui faisait mal de l'admettre mais, elle avait beau se montrer dure et menaçante à l'extérieur, à l'intérieur elle était en train de s'effondrer, de s'effriter, de tomber en morceaux. Elle avait eu peur. Oui, peur. Pas cette poussée d'adrénaline qu'elle avait tendance à rechercher pour se booster, non. Cette mauvaise peur, celle qui la ramenait à ce qu'elle était, à ce qu'il lui manquait, à ce vide qui la bouffait de l'intérieur. Tout ça parce que ce connard de photographe amateur l'avait blessée en frappant au seul endroit où ça lui faisait vraiment mal. Et sans même porter un seul coup. Voilà pourquoi elle préférait se battre : au final on souffrait tellement moins...

-Tu sais, je ne vends pas toutes mes photographies. Je photographie quand l’image est belle ou… profonde. Je ne cherchais pas à t’incommoder ni à découvrir tes petits secrets, mais tu avais quelque chose que je devais immortaliser, préserver…

Immortaliser ? Préserver ? Et quoi donc ? Il n'y avait strictement rien à garder. Surtout pas. Elle aurait voulu pouvoir tout effacer, se gommer, disparaître. Elle était juste trop lâche pour ça c'était bien la seule raison pour laquelle...

-Tout à l’heure, tu parlais d’en finir avec tout ça, tu faisais référence à ce petit côté de toi, à cette agressivité ?

Pour toute réponse elle se décrispa un peu, expirant un rire sans joie. Il ne comprenait rien. Rien du tout. C'était normal après tout. Pourquoi aurait-il compris quoi que ce soit à son sujet ? Elle n'avait jamais rencontré personne capable de se mettre un tant soit peu à sa place...du moins jusqu'à Miller. Ce type était à la fois le pire des monstres et l'être le plus proche d'elle qu'elle puisse connaître. Et cette idée la soulageait tout autant qu'elle lui donnait envie de gerber. Si à ce moment-là il avait accepté de l'aider, à l'heure qu'il était elle serait en paix. Mais non, à la place elle tentait d'avancer de façon pathétique et elle se trouvait confrontée à ce crétin d'Ahmon qui la regardait en croyant tout deviner.

-Tu sais… tu me fais penser à certaines personnes qui paraissent bien mais qu’il faudrait, en réalité, éviter. On fait partie de cette catégorie, non ?

On ?
La jeune fille ne put empêcher ses yeux de s'écarquiller. Il était sérieux ? Vraiment ?

"On ? Tu te fouts de ma gueule là ! D'où tu vois un "on" ? On n'a rien en commun Ahmon, rien. Et plus je te connais plus je comprends pourquoi Rusty t'as explosé la tête. Paraît que c'était pas la première fois, mais franchement..."

Ouais, elle-même aurait bien aimé continuer à le frapper, jusqu'à ce que la douleur qu'elle ressentait dans l'estomac disparaisse.

"Dire que je t'ai plaint. Ben putain j'ai été conne sur ce coup."

Dans un geste incontrôlé elle donna un coup de pied dans l'une des bouteilles posées au sol et l'envoya valser à travers la pièce. L'objet, chargé d'une bonne partie de sa frustration, vint cogner dans le dos de l'un des quidams squattant le lieu. Trop bourré pour sentir quoi que ce soit il ne s'en rendit même pas compte. Quant à Chris, elle n'en avait rien à foutre. Même si elle n'allait pas vraiment mieux il valait mieux pour elle que la bouteille ait pris plutôt que Gabe.

"Remarque t'as raison sur un point : je fais partie des gens à éviter. Alors à l'avenir tu vas faire ça. Oublie que j'existe, fais comme si tu me voyais pas, et démerde-toi pour que ton putain d'appareil photo fasse de même. En échange moi j'éviterai de te casser la gueule. C'est honnête, non ?"

Un sourire cynique s'était installé sur ses lèvres. Seule façade pour éviter de pleurer. Elle ne pleurait devant personne. Depuis l'accident elle ne pleurait plus. Et les rares fois où elle avait été trop secouée pour retenir ses larmes elle avait refusé de les montrer. De toute façon sa mère s'en foutait, son beau-père n'aurait pas su comment réagir, et son père aurait été détruit. Quant aux autres, si elle voulait la paix elle avait une image à tenir. Le seul devant qui elle avait craqué...
La boule à l'intérieur de ses tripes se fit plus présente, plus pesante. Se casser d'ici. En vitesse.
Elle réunit rapidement ses affaires traînant sur le sol - paquet de clopes, briquet - et fourra le tout dans ses poches. Elle attrapa sa veste à la volée et jeta un dernier regard au garçon. Un regard noir d'encre, profond, menaçant, et étrangement triste.

"Vaut mieux que j'parte. Débrouille-toi pour rentrer tout seul."

Sur quoi elle disparu dans la masse dansante, se faufilant avec l'efficacité d'une habituée entre les corps soûls et titubants qui lui barraient le passage vers la sortie.